Pinturas de la Iglesia de la villa de Martin Muñoz de las Posadas, en Segovia. Para saber más hacer clic sobre la imagen

 

 

 

 

       Une étude des lieux communs dans le mester de clerecía est nécessaire1. Avant même de les envisager comme des topoi, c'est-a-dire comme des idees ou des motifs appartenant au fonds partagé d'une tradition, on peut prendre l'expression au pied de la lettre et considérer Fexistence d'intersections evidentes entre les oeuvres elles-mêmes. Leur communauté de pensée passe d'abord par une communauté rhétorique et, plus radicalement encoré, par l'usage de formules analogues. Les tres nombreuses expressions quasi figées que l'on retrouve dans les différents poémes du mester, écrits par des poètes différents, et l'usage d'une forme métrique unique qui offre un moule rigide a l'expression sont les marques d'une tres grande homogénéité. Sans doute convientil de par­tir de ces similitudes directes, littérales, pour espérer saisir les grands traits de cette communauté littéraire entre les poémes. Pour ces textes, cette étude n'a jamáis, a notre connaissance, été envisagée de maniere systématique2. Le regard méprisant que Ton porte généralement sur les lieux communs explique sans doute en partie cette lacune. Ce qui rebute dans le lieu commun, outre l'absence d'originalité qui découle de sa nature même, c'est Tabsence de justificaron de son insertion dans le discours qui, pour les médiévaux, semble aller de soi. Roger Dragonetti resume ainsi la démarche de l'écrivain medieval, telle qu'on a coutume de la décrire:

      Écrire, pour un auteur medieval, n'est ce pas avant tout se référer aux reserves d'une tradition dont les textes s'écrívent les uns dans les autres, copies de copies faisant palimpseste et compilation sous la surface de l'écriture actuelle, par oú le scripteur relie Panden et le nouveau, et inversement, sans distinction historique ?3

Or, s'il est vrai que la parole médiévale se prête abondamment aux citations, aux remplois, a la réécriture sans rechercher ouvertement la moindre originalité, R. Dragonetti montre surtout qu'elle est en quéte d'une origine. Pour les médiévaux, les lieux communs, au même titre que les autorités, sont des garan­ties du discours, car ce qui est unanimement reconnu est susceptible de nourrir toutes les énonciations ultérieures. Plutôt qu'en termes d'énoncés, il convient donc d'envisager le lieu commun comme énonciation, comme acte qui introduit dans le texte un signe de vérité, un gage du bienfondé de Pensemble du discours. Ainsi, utiliser un lieu commun, ce n'est pas se soumettre a une opinión galvaudée: c'est bien plutôt la reprendre a son compte, mais au déla de sa lettre (de son énoncé), pour qu'il serve une nouvelle énonciation. La revitalisation du lieu commun dépasse donc une approche historique des textes qui se proposerait d'en répertorier les formes et les évolutions. Elle ne recoupe pas seulement les variations d'un énoncé, mais surtout le renouvellement d'une énonciation dans la logique argumentative, narrative ou poétique du texte. Le lieu commun est avant tout un lieu, c'est-á-dire non seulement un objet de discours mais aussi le champ, Pespace d'insertion de ce discours. C'est un outil rhétorique d'une grande souplesse, capable de s'adapter a tout contexte, de se plier à des exploitations parfois abusives ou perverses. Qu'il soit « commun » permet de raccorder le texte à une tradition, qui est à la fois un amont du texte, et un aval, dans le sens d'une légitimité.

Nous avons choisi d'aborder un lieu commun particulier, qui est celui de l'indicible, parfois designé aussi par sa dénomination latine (indecibilitasy. L'indicible redouble en quelque sorte la problématique du lieu commun, parce qu'il s'attache directement a definir les limites et les conditions de l'énonciation. Plu­tot qu'une parole impossible, l'indicible vise un avant de la parole, une origine du discours et, a ce titre, il participe de la légitimation de l'énonciation. Notre hypothése de travail est qu'il existe une similarité entre le recours aux autorités et l'allégation du lieu commun dé l'indicible. lis nous apparaissent comme deux manifestations différentes d'une aliénation apparente de la parole qui, en réalité, permet d'affirmer une Iégitimité a diré.

 

 

 

Tentative de défínition

 

Le lieu commun de l'indicible répond a un principe tres simple qui se préte, pour cette raison même, a des manifestations extrémement diverses. Un nom­bre réduit de contraintes conceptuelles explique la flexibilité de ses réalisations discursives et, par conséquent, l'extension de son champ d'application. Giuseppe Ledda, à partir de l'étude des textes de Dante, isole le modele suivant: « Quelqu'un dit que quelqu'un ne peut diré quelque chose ». Les éléments qui constituent ce modele sont:

 1.   un locuteur qui assume l'assertion globale (le narrateur, un personnage du récit, etc.);

 2.   un sujet auquel est rapportée l'impossibilité de diré (qui peut étre identique ou non au locuteur);

 3.   des contraintes grammaticales: l'expression de la négation de la possibilité (3a) associée a un verbe de déclaration (3b);

 4.   l'objet auquel est rapporté l'impossibilité de diré (la chose qui est déclarée indicible)5.

Un exemple peut permettre d'illustrer et d'affiner cette définition. Le cas le plus simple est celui oü le locuteur (1) est le narrateur et qu'il se confond au sujet affecté par l'indicible (2). Dans San Millán, Berceo se declare incapable de traduire en mots la patience exceptionnelle du saint:

Dezírvos non podriemos   todas sues trasnochadas                                    (San Millán, 68 a)

Les contraintes grammaticales (3) du modele sont respectées par l'expression « non podriemos ». Celle-ci pousse même plus loin la négation de la possibilité (3 a) grâce a l'usage du conditionnel qui introduit la notion supplémentaire d'ir-réel : non seulement, on ne peut pas diré, mais on ne se propose même pas d'essayer. La fonction evidente d'une telle déclaration est de souligner la vertu hors norme d'Emilien. Néanmoins, une affirmation de ce type, malgré son apparente ciarte, n'apporte pas une réponse a toutes les interrogations que peut susciter le recours à l'indicible.

En premier lieu, l'expression littérale de l'objet («todas sus trasnochadas ») laisse planer un doute sur la nature de ce qui, en lui, se dérobe à toute traduction verbale. Les nuits de veilles sont-elles indicibles par leur intensité ou par leur nombre? Nous pouvons esquisser une distinction, également à partir des considérations de G. Ledda, entre deux formes de l'indicible, qualitative et quantitative. Comme précédemment, la logique de cette occurrence, sans trancher nettement, suggére la prééminence de l'un des deux termes, en 1'occurrence l'indici­ble qualitatif (et même si l'on penche pour l'acception quantitative, la réitération des nuits de veilles n'est alors que l'expression de l'intensité de la sainte patience). Cependant, le vers qui suit immédiatement le vers cité développe le recours au lieu commun par Padjonction d'un nouvel objet indicible qui s'inscrit clairement, cette fois, dans le registre quantitatif:

nin todos los logares   en qi trovo posadas                                                 (San Millán, 68 b)

C'est bien le nombre de lieux fréquentés par le saint lors de sa vie érémitique qui est declaré indicible. Dans I'exemple cité, le recours au lieu commun hésite entre un indicible quantitatif et un indicible qualitatif.

En second lieu, l'objet indicible (4) correspond ici aux nombreuses nuits de veílle, qui sont considérées comme le signe de la patience supérieure d'Emilien et, donc, comme un signe de sa sainteté. II est suggéré que c'est la qualité intrinséque de cet objet, son intensité hors du commun, qui disqualifie a Pavance toute tentative de diré. Le langage est declaré inadapté pour traduire l'essence de la chose. Pourtant, comme le souligne G.Ledda, il conviendrait de distinguer une forme de l'indicible due aux caractéristiques intrinséques du langage, inadaptées à l'expression de la chose (4) et une impossibilité à diré qui dériverait plus spécifiquement d'une incapacité propre au locuteur (1) ou a son énoncia­tion. Dans l'exemple qui nous occupe, ríen ne permet d'exclure ce second versant de l'indicible : la déclaration de Berceo implique aussi, peutétre, la reconnaissance d'un défaut propre a son énonciation individuelle. Dans le même ordre d'idée, dans les textes des poètes du mesterde clerecía — et ceux de Berceo, en particulier — abondent les déclarations liées a un autre lieu commun, la modestia auctoris, au nom de laquelle le poète se declare incapable ou indigne de mener à bien l'ceuvre qu'il a entreprise. Une premiére distinction oppose donc deux for­mes de l'indicible, selon qu'il est presenté comme intrinséque (dú a une inadéquation entre Pobjet et le langage) ou extrinséque (dü au sujet). Dans notre exemple, cette opposition ne fonctionne pas a plein : un de ses termes est suggéré sans exclure Pautre. De même que Popposition quantitatif/ qualitatif, l'opposition extrinséque / intrinséque est Pobjet d'une hésitation. Est-ce à diré que l'indicible suscite, par sa nature même, une expression vague et ambigue ? Nous ne le croyons pas. L'exemple choisi constitue sans aucun doute une exception, parce qu'il maintient une double hésitation de l'indicible que la plupart des autres occurrences s'efforcent de dépasser. Nous allons tenter de le montrer en examinant successivement les deux distinctions relevées a partir de nombreux exemples.

 

 

 

Indicible quantitatif / qualitatif: l'incalculable, l'inestimable, l'ncomparable

 

L'une des manifestations les plus frequentes de l'indicible est celle de l'incalculablee, essentiellement quantitative. Elle peut prendre elle-même des modalités variées comme l'immense 6, l'inépuisable7 et, surtout, l'innombrable. Le contexte guerrier se préte particuliérement bien à l'expression du lieu commun de l'in­nombrable que les poètes du mester de clerecía empruntent a la tradition épique. Dans ce cas, il remplit avant tout la fonction d'hyperbole dans la description des forces en présence ou de la tuerie sur le champ de bataille. Ainsi, dans le Poema de Fernán González, Pévocation des armées musulmanes s'inscrit toujours dans le registre de l'innombrable:

non podrie ningún omne   quantos eran asmar                                 (Fernán González, 72 d)

si todos los contassemos,   caveros e peones,

 

serian mas por cuenta   de cinco mili legiones                              (Fernán González, 197 cd)

non es omne en el mundo   que asmasse los paganos,

 

todos venien cobiertos,   los oteros e llanos                                 (Fernán González, 252 cd)

Le fait que le texte avance un nombre concret (« cinco mili legiones ») ne contredit évidemment pas le registre de l'innombrable, qui n'est pas strictement mathématique mais psychologique : il renvoie à l'impossibilité de traduire le tres grand nombre au moyen d'une stricte description. De fait, la seule fagon de dépasser Paporie d'un nombre inexprimable est de passer par l'image (comparaison, similitudo, métaphore), ce que les textes font abondamment. Ainsi, pour évoquer le nombre de morts íors d'une bataille de la guerre de Troie, le poète du Libro de Alexandre precise :

que, como diz' Omero   — non quiero yo bafar —,

quántos eran los muertos   non los podién contar.

 

Assí yazién los muertos com' en restrojo paja,

non los podrién cobrir nin meter en mortaja;

levávanlos com lieva   los pelos la navaja,

ermarse yé la hueste   si duras la baraja.                                      (Alexandre, 419 cd-420)

Tout en se réfugiant derriére l'auctoritas d'Homére, le poète risque deux comparaisons (la paille dans le chaume ; les poils emportés par le rasoir) qui offrent une transposition imagée de 1'innombrable tout en suggérant une autre image, celle des vies fauchées. L'image exprime l'impossibilité de dénombrer la masse des morts mais, en même temps, elle la rend figurable et tangible. Un pas supplémentaire est franchi dans l'indicible lorsque le texte propose une image tout en la déclarant inadéquate. Dans í'évocation de l'armée de Poras, le poète estime au moins à trentemille le nombre des chevaliers, mais declare inexprimable le nom­bre des fantassins:

más avrié de peones  por fazer todo fecho

que non fojas en monte   nin yervas en barvecho                             (Alexandre, 1982 cd)

Ici, la comparaison convoquée est déclarée insuffisante dans sa fonction de figuration : elle apporte un ordre de grandeur, qui appartient déjá au registre de l'innombrable, mais elle le congédie immédiatement en le jugeant en decá en­coré de la réalité a exprimer. De facón analogue, quoique plus complexe, le poète exprime à deux reprises le nombre des morts par le biais d'une allégorie qui souligne, dans sa logique interne, l'impossibilité de figurer l'innombrable. Les deux batailles dont il est question sont tellement meurtriéres que les Parques elles-mêmes sont incapables de faire leurs comptes :

La fada que quebranta   los filos de la vida

non podié tener cuenta,  tajava su medida,

avié de cansedat  la memoria perdida,

la dueña en un día  non fue tan deservida.                                             (Alexandre, 1045)

 

non podíen dar cuenta  las fadas a contallos,

avié a las vegadas   por fuerca a doblallos.                                       (Alexandre, 1389 cd)

Dans un contexte hagiographique, le lieu commun de l'innombrable, parfois associé la encoré a une image présentée comme inadéquate, s'applique généralement aux bontés du saint personnage, à ses miracles ou a ses visions, qui sont autant de signes de sa sainteté :

 

ca de las sus bondades, maguer mucho andemos,

la millésima parte  decir no la podremos.                                             (Santo Domingo, 33 cd)

 

vido de visiones   una infinidat                                                             (Santa Oria, 28 c)

 

ca mas son que arenas   en riba de la mar.                                          (Milagros, 47 d)

 

non serien los mülésimos   por nul omne contados                               (Milagros, 100 c)

 

muchos fueron sin cuenta,   los que por él sanaron.                              (San Lorenzo, 85 d)

Plus nettement que dans un contexte guerrier, le caractére innombrable des manifestations de la sainteté est un argument du narrateur pour justifier l'in-complétude de son traite. Chaqué bienfait, miracle ou visión mériterait un récit particulier, mais cette tache est impossible. De telles déclarations, au-dela de leur fonction hyperbolique et de la justification personnelle qu'elles fournissent au narrateur quant à Porganisation de son récit, permettent également de souligner Pouverture fondamentale de Phistoire du saint et du texte hagiographique qui la retrace. Le saint est toujours susceptible de produire de nouveaux miracles, ce qui explique aussi l'impossibilité logique d'un récit exhaustif. Ainsi, par un re­cours particuliérement marqué à l'hyperbole, Berceo declare que de nouveaux miracles de saint Dominique ou de la Vierge se produisent chaqué jour:

Pero bien lo creades,   nos assí lo creemos,

que de los sus miraglos los diezmos non avernos,

ca cada día crescen, por ojo lo veemos,

e crecerán cutiano   después que nos morremos.                                (Santo Domingo, 755)

 

Tantos son los exiemplos   que non serien contados,

caecen cada día,   dízenlo los dictados                                                       (Milagros, 412 ab)

L'indicible traduit ici une ouverture et une expansión de la matiére hagiographique et du texte lui-même. Le nombre incalculable est, en quelque sorte, l'image d'un récit interminable. Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans les expressions de l'innornbrable, le verbe « contar » se préte à un jeu de mots qui confond « compter » et « conter ». Cette ambivalence est perceptible a la fois dans des contextes guerriers et dans des contextes hagiographiques :

tan grand aver fallaron   que non serié contado                             (Fernán González, 275 d)

 

non serien los peones   nulla guisa contados                                 (Fernán González, 384 d)

 

tanto Uevavan d'ello que non serie contado                                  (Fernán González, 725 d)
cient mili e otros tantos   serien diezmos echados

 

tantos son que por omne nunca serien contados                                        (Milagros, 203 be)

L'ambivalence du verbe « contar » permet de passer du nombre incalculable au récit interminable, de l'innornbrable à l'inénarrable, selon un glissement qui va aussi du quantitatif au qualitatif. Les images que nous avons relevées dans l'expression de l'indicible servent ce glissement, surtout lorsqu'elles permettent de suggérer, au-dela d'elles-mêmes, la notion de figuration impossible.

Un autre domaine, tres proche de l'innornbrable, laisse également entrevoir ce passage d'un indicible quantitatif a un indicible qualitatif. II s'agit de l'inesti-mable. Le poète de YAlexandre en fait un usage particuliérement intensif, no­tamment lorsqu'il décrit des cérémonies (l'adoubement d'Alexandre) ou des dé-monstrations de forcé (le cortége de Darius):

Allí fuero aduchos   adobos de gran guisa:

bien valié tres mill marcos   o demás la camisa,

el brial non serié   bien comprado por Pisa,

non sé al manto dar  precio por nulla guisa.                                                  (Alexandre, 90)

 

La cinta fue obrada a muy grant maestría,

obróla con sus manos doña Philosophía;

más valié la fiviella   que toda Lombardía

— más vale, según creo,   un poco que la mía —                                         (Alexandre, 91)

 

Non es nul mercador  nin clérigo d'escuela

que pudiés poner preçio   a la una espuela;                                              (Alexandre, 95 ab)

 

más valién los anillos   en que omne los ata

que non farién la renta  de toda Damïata.                                              (Alexandre i 860 cd)

L'effet recherché est évidemment l'hyperbole. La description se développe sous forme d'énumération et isole tel ou tel objet matériel, souvent tres secondaire (boucle de ceinture, éperon, anneaux) pour lui attribuer une valeur astronomique. L'inestimable provient de cette disproportion, mais aussi d'une insistance sur les détails qui suggére, a fortiori, la valeur incalculable de Pensemble. Les expressions de l'inestimable, quelque peu répétitives, trouvent néanmoins des applications inattendues qui en modifient le sens. Ainsi, pour évoquer la beauté de la reine Talestris, le texte exploite habilement le registre du prix :

non avié çerca della  nul precio Filomena,

de la que diz' Ovidio   una grant cantilena.                                           (Alexandre, 1874 cd)

Jusqu'ici, rien ne permet de donner à ce « precio » une signification monétaire, mais la strophe suivante détaille la beauté du visage de la reine et insiste sur l'ombre de son nez :

que non serié comprada  por ninguna moneda                                       (Alexandre, 1875 d)

Cet emploi déplacé, davantage qu'une maladresse, rappelle par un écho sans doute facétieux les descriptions matérielles citées plus haut. La valeur et le prix suscitent souvent de tels jeux de mots chez les poètes du mester de clerecía, qui exploitent le décalage entre leurs acceptions matérielles et spirituelles8. Plus généralement, la négation d'une valeur matérielle permet l'affirmation d'une va­leur spirituelle qui lui est irreductible. Chez Berceo, les vétements des étres ce­lestes sont inestimables, dans le sens ou ils échappent à une logique de transaction, qu'ils appartiennent a un autre ordre :

tal que de omne vivo   non serié apreciado                                                 (Milagros, 468 b)

ca non serié por nada  comprado por aver.                                               (Santa Oria, 96 d)

Dans Santa Oria, en particulier, la difficulté intrinséque a restituer la magnificence des visions de la sainte justifie l'emploi d'expressions monétaires, pour donner un équivalent matériel (une similitudo) d'une réalité celeste intraduisible:

Vedié sobre la siella  muy rica acithara,

non podrié en est mundo   cosa seer tan clara,

Dios sólo faz tal cosa   que sus siervos empara,

que non podrié comprarla   toda alfoz de Lara.                                             (Santa Oria, 81)

 

darié por tal su regno   el reï de Castiella,

e serié por tal mercado   que serié por fabliella.                                       (Santa Oria, 82 cd)

Dans ces derniers vers, qui concernent le troné promis a. la sainte aprés sa mort, l'évocation d'une transaction est mise à distance par l'expression « por fabliella » qui souligne le desequilibre de l'échange tout en insistant sur le fait que ce marché n'est qu'une image rhétorique, un moyen expressif que se donne le texte pour faire sentir l'inexprimable.

En étroite relation avec l'inestimable, le vers 81c de Santa Oria introduit l'incomparable. Dans ce cas précis, il s'agit de marquer la séparation entre le monde terrestre (« est mundo ») et le monde celeste, qui est celui qui donne lieu a. la description. II s'agit encoré d'un registre différent que l'on pourrait désigner comme l'incomparable ou l'inou'f. Nous ne lui accorderons pas ici une place aussi importante qu'aux autres formes du lieu commun, dans la mesure oü il ne releve pas nécessairement de l'indicible, même s'il le complete souvent. L'incomparable s'exprime le plus souvent a travers une formule qui souligne qu'un fait ne s'est jamáis réalisé auparavant, qu'il est à proprement parler sans précédent:

nunca se ajuntaron   tales dos nin mejores                                                (Alexandre, 204 d)

 

¡ confessor tan precioso   non nació en España !                                       (San Millán, 63 d)

L'inoui, qui en est une variante, relativise seulement cette qualité incompara­ble en la rapportant a une perception ou a un savoir humain. Il est. l'incompara­ble, dans la limite de ce que l'on peut en appréhender:

¡ nunqua tan rica corte   vido omne naçido !                                             (Alexandre, 204 d)

 

nol' sabían en el mundo   de beltat compañera                                                (Apolonio, 4 c)

 

fízoli otra gracia  qual nunca fue oída                                                             (Milagros, 60 a)

Les exemples sont extrémement nombreux. Remarquons seulement que l'incomparable est un lieu commun tres souple qui a tendance a s'associer a d'autres lieux communs, notamment a des autorités, si l'on veut bien désigner par ce terme des modeles reputes inégalables. Ainsi, Alexandre fait preuve, des son enfance, d'une intrépidité inouíe, si bien que seul Hercule peut souffrir la comparaison:

A cab de pocos años el infant fue criado,

nunca omne non vio niño tan arrabado;

ya cobdiciava armas   e conquerir regnado,

semeja a Hércules,   ¡ tant era esforçado!                                                       (Alexandre, 15)9

 

Dans l'Apolonio, le roí musicien, au diré de tous, n'est pas seulement l'égal d'Apollon et d'Orphée, mais il leur est supérieur :

Todos por huna boca   dizién e afirmauan

que Apolo nin Orfeo   mejor non violauan                                                (Apolonio, 190 ab)

De ces comparaisons, paradoxalement destinées a établir l'excellence incomparable du héros, nous trouvons un exemple inattendu dans le Fernán González, Le poète, qui a peuttre lu le Libro de Alexandre, mesure la vaillance du comte de Castille a l'aune de celle du roi macédonien:

nunca fue Alexandre   mas grand de coraçón                              (Fernán González, 348 d)10

II semble que l'on ait ici un cas intéressant d'intertextualité qui redouble par une référence directe et explicite les relations que les oeuvres entretiennent deja entre elles par l'usage qu'elles font des lieux communs. La comparaison de Fernán González à Alexandre rapproche les deux personnages bien plus qu'elle ne les separe. Elle resserre surtout le lien entre deux manifestations du héros, construites selon un modele unique, et qui ne différent que par leur nom11.

 

 

 

Indicible extrinsèque / intrinsèque : le non dit, l'inéfable, l'inconcevable

 

II est rare que l'indicible, dans les oeuvres du mester de clerecía, soit extrinséque, c'est-à-dire directement attribué à une incapacité personnelle du locuteur. Certes, les poètes usent fréquemment de formules de modestie pour s'excuser a l'avance de l'insuffisance de leur discours. lis ont parfois le souci de proposer un récit qui soit digne de son objet. Ainsi, Berceo invoque Paide de la Vierge pour produire une louange digne d'elle:

emperadriz gloriosa,   deña a nos catar,

que podamos tu gloria  dignamente cantar.                                                    (Loores, 221 cd)

II adresse au lecteur et a lui-même une exhortation à perdurer dans la foi pour que le récit evoque dignement la résurrection du Christ ;

Tornemos a la 'storia   e non la postpongamos;

sigamos la carrera  como la empezamos ;

adoremos la cruz   e en Christo creamos,

que la resurrección  dignamente veamos.                                                               (Loores, 99)

Le poète de l'Alexandre, quant a lui, craint que sa description du palais de Porus n'atteigne pas la dignité désirée :

La obra del palaçio   non es de olvidar,

maguer non la podamos dignamente contar

porque mucho queramos   la verdat alabar,

aún avrán por esso   algunos a dubdar.                                                       (Alexandre, 2119)

On remarque que le poète n'exprime pas seulement un manque de confiance en sa propre parole, mais qu'il doute surtout de l'adhésion de son destinataire. La question de la dignité du discours par rapport a son objet renvoie, de fait, a la notion de conveniencia de la rhétorique classique. La convenientia, condition de l'éloquence, est une adéquation rhétorique entre les mots et ce qu'ils prétendent exprimer, entre le style et la matiére. L'absence de convenientia, comme le montre G.Ledda chez Dante12, n'est pas nécessairement due a. un défaut de Porateur, mais peut dériver aussi d'une forme intrinséque de l'indicible. S'il est des cas oü le poète laisse la question de la responsabilité de l'indicible sans réponse, il prend soin, le plus souvent d'en conjurer la faute rhétorique (le pecado) en alléguant l'autorité de la source. Berceo affiche un zèle particuliérement scrupuleux en la matiére:

Año e medio sovo   en la ermitañía,

dizlo la escriptura,   ca yo non lo sabía;

quando no lo leyesse,   decir non lo querría,

en afirmar la dubda   grand pecado avría.                                             (Santo Domingo, 73)

 

Dexemos lo ál todo,   a la siella tornemos,

la materia es alta,   temo que pecaremos,

mas en esto culpados   nos seer non devemos,

ca ál non escrevimos,   si non lo que leemos.                                               (Santa Oria, 91)

On ne saurait dans ce cas parler d'indicible, mais de nondit, de rétention de la parole dont on sent qu'elle peut conduire a l'inconvenant ou a Perreur.

Dans leur grande majorité, les occurrences renvoient à une conception de l'indicible intrinséque, c'est-a-dire qu'elles soulignent une irréductibilité radicale de la chose (4) au discours qui prétend la traduire. Une premiére façon de s'en rendre compte est de considérer l'identité du sujet (2). Les cas oü il s'identifie au locuteur (1) sont minoritaires. La plupart du temps, le sujet incapable de diré est non seulement différent du locuteur, mais il correspond a une généralité, explicite ou implicite. Ainsi, lorsqu'il est explicite, ce sujet general peut étre universel («tout homme »), ce qui est un cas fréquent, notamment dans le domame religieux. Lorsque Berceo evoque íes apotres contemples en visión par sainte Oria, il precise :

la su claridat omne   non la podrié contar                                                  (Santa Oria, 89 d)

Le renom de saint Jean-Baptiste motive ailleurs une assertion du même type, renforcée par un hémistiche final qui entend montrer qu'elle ne souffre aucune exception :

fuxo a los desiertos   onde ganó tan prez

qual non dizrié nul omne,   nin alto nin refez.                                  (Santo Domingo, 55 cd)

Dans les Loores, l'évocation de la mort du Christ et de la douleur de Marie suscite le recours redoublé au lieu commun (au premier et au dernier vers de la

strophe) :

Dos cosas son que omne   non las podrié contar:

quánt grant tesoro siede   en tan poco lugar

e quánt grant fue la cuita,   Madre, del tu pesar;

non es estas dos cosas   qui la podiéss' contar.                                                   (Loores, 101)

L'incapacité a diré, parce qu'elle est universelle, appose a l'objet qui se soustrait a la verbalisation la marque d'une éxception. Par ce premier effet produit, le procede est assimilable à une hyperbole, dont la logique consiste à exclure de la norme : l'objet sort du champ d'application des discours humains. L'excellence du Christ et le deuil de la Vierge sont declares humainement inexprimables. Pour l'instant, on se conteniera de relever un paradoxe au sujet de ces objets indicióles : exclus de l'ordre du discours, ús sont declares inclassables, alors même que le texte les dénombre (« dos cosas son ») et semble soucieux de les ordonner, de les reclasser dans un autre ordre13.

En outre, par un second effet, il apparait, devant un tel énoncé, que l'on ne peut plus mettre en cause un éventuel défaut personnel du narrateur. On pourra réserver le terme d'ineffable a cette forme de l'indicible qui ne tient pas compte des caractéristiques propres aux locuteurs et qui tient a une incompatibilité absolue entre la chose et le discours. Le narrateur, en s'incluant dans une universalité, justifie son incapacité a diré, qu'il attribue à la nature humaine, et ne saurait donc étre tenu responsable de l'échec de l'expression. Une variante discursive insiste tout particuliérement sur ce second effet, par l'emploi de la question rhétorique :

De la su alegría,   ¿ quién uos podrié contar ?                                              (Apolonio, 624 a)

 

Las sus grandes mercedes  ¿ qui las podrié contar ?

Madre, serié follía  en sólo lo asmar;

pavor me va tomando   d'esti logar passar,

ca las fallas del omne   serán de porfaçar.                                                           (Loores, 52)

Si la chose est indicible, c'est parce que le sujet qui pourrait la diré est introuvable. Dans ce dernier exemple, tiré lui aussi des Loores, Berceo, alors qu'il s'appréte a aborder un point délicat de son récit (« esti logar ») consacré aux grâces de la Vierge, conjure son inquiétude devant la difficulté de l'entreprise en laissant entendre que, de toute facón, l'objet du discours excede les capacites humaines. Ayant pris ces précautions oratoires, il peut poursuivre son discours sans crainte de commettre un abus qui, le cas échéant, pourra toujours étre imputé aux faiblesses de Phumanité («las fallas del omne ») plutôt qu'á une faute personnelle. De même, les qualités de Dieu, incomparables et inépuisables, lui paraissent d'emblée exclues du projet que se donne son discours :

Non es nuestro decir   quáles son sus riquezas,

oro núi plata nada  son contra sus abtezas ;

siempre de sus thesoros,   de nuevas estrañezas

non asmado serié   quántas son sus noblezas.                                                  (Loores, 191 d)

Dans ces derniéres occurrences des Loores, l'on entrevoit une autre dimen­sión de l'indicible par l'emploi du verbe « asmar » (penser, concevoir). Ce verbe associe à l'indicible un autre lieu commun qui lui est tres proche ; l'inconcevable14. Dans la strophe 52, cette association est ciairement structurée selon un raisonnement a fortiori : tenter de concevoir quelles sont les grâces de la Vierge serait une folie; dans ces conditions, vouloir en parler serait encoré plus téméraire. L'inconcevable est donc présente comme une incapacité plus radicale que l'indicible. En association avec lui, il n'est pas redondant, mais introduit une surenchére15 dans l'impossible.

L'association des deux lieux communs se fait généralement par l'emploi de deux verbes coordonnés. L'Alexandre evoque ainsi les joies du paradis :

Allí serán en gloria   qual non sabrán pedir,

qual non podrié nul omne   fablar nin comedir                                        (Alexandre, 2337 ab)

Au-delá du désir exprimable des élus, premiére manifestation de l'indicible, la gloire celeste ne saurait se laisser saisir par la parole et la pensée humaines en general. Le recours au lieu commun de l'inconcevable est relativement rare sous la plume du poète et, d'aprés l'occurrence precedente, on constate qu'il ne Passocie pas au personnage d'Alexandre, pourtant doté de qualités incomparables, mais qu'il le reserve au domaine sacre. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les références a l'inconcevable soient beaucoup plus fréquentes chez Berceo que chez les autres auteurs du mester de clerecía. Ainsi, dans les Loores, dont on voit que les louanges empruntent souvent la voie négative, il est dit a. propos de la Vierge :

Non podrié fuerza d'omne   fablar e comedir

de quánt grandes donaires   te quiso Dios vestir                                             (Loores, 224 ab)

Le texte des Loores loue les qualités de la Vierge, mais soutient en même temps qu'elles sont inaccessibles a l'esprit humain et qu'elles ne sauraient faire l'objet d'un discours. La même logique régit l'évocation des bienfaits que Dieu nous reserve au paradis :

non podrién seer dichos   nin seer por pensados;

más valen que imperios,   más valen que regnados.                                        (Loores, 188 cd)

On pourrait se demander si la mention de cette impossibilité universelle ne traduit pas une impossibilité technique du poète. Berceo tente systématiquement de justifier ses récits et ses argumentations par í'alíégation de preuves, notamment des témoignages et des autorités, qui répondent dans son écriture a un souci constant de certificaron. Par tous les moyens rhétoriques a sa disposition, il s'efforce de mettre en évidence le lien qui raccorde son énonciation aux événements de l'histoire sacrée. Généralement, cette chame ininterrompue passe par la parole des témoins, sa consignation par écrit et satransmission jusqu'á la source latine qu'il utilise lui-même. Parfois, l'aveu de l'indicible ou de l'inconcevable traduit simplement l'impossibilité absolue pour le poète de relier son discours à Pévénement, parce que ce dernier s'est logiquement déroulé sans témoin capable de le transmettre. Ainsi, dans San Millán, l'évocation de l'arrivée de l'âme du saint au paradis, auquel le poète consacre sept strophes (302-308), suscite l'emploi du lieu commun :

El coro de los mártires   qe por Christo morieron,

qe por salvar las almas   las carnes aburrieron,

con sos amitos blancos  processión li fizieron,

non serié asmaduera  la onra qe li dieron.

 

El gozo de las vírgines,  ¿quí lo podrié asmar ?

todas con sos coronas   la vinién visitar;

non podrién mayor gozo   aver nin demostrar,

metién bien so estudio   por mucho lo onrar.                                 (San Millán, 306-307).

Contrairement aux épisodes de la vie du saint et au récit de ses miracles, la narration ne peut s'appuyer ici sur aucune autorité et le lecteur peut interpréter cette description comme une extrapolation du récit, un oraement du discours que rien ne saurait attester. Pour souligner la magnificence de Paccueil celeste, marque de la sainteté d'Emilien, mais aussi pour ne pas avancer de son propre chef trop de propos invérifiables, Berceo s'en remet au lieu commun de l'incon­cevable. Ce dernier est ici employé indépendamment, mais le lieu commun de l'indicible reste implicitement sa conséquence logique. Doiton en conclure que, par l'emploi de ce lieu commun, le poète elude ce qui, dans sa source latine, ne peut faire l'objet d'une attestation solide ? Ce serait sans doute une visión réductrice de son emploi du lieu commun. En effet, il est tres intéressant de constater que, dans cet exemple précis, Berceo introduit de son propre chef cet épisode celeste qui ne figure pas dans sa source, la Vita beati Aemiliani de Braulius. Tout en prétendant transmettre des faits idéalement vérifiables, Berceo semble donc viser en même temps des réalités qui échappent à l'entendement. L'inconcevable dans le discours, limite qui le contraint, est aussi une limite vers lequel il tend.

Ainsi, même dans les textes oü les faits sont presentes comme attestés, l'in­concevable n'est pas evacué. Selon une logique analogue, les Milagros vantent l'efficacité prouvée de l'intercession mariale tout en déclarant sa teneur inconcevable et inappréciable:

la su misericordia   nunqua serié asmada                                                (Milagros, 316 d)

 

quant grand es e quant bono,  Madre, el to consejo,

no lo asmarié omne  nin grand ni poquellejo.                                        (Milagros, 544 cd)

Le texte se déploie a partir d'une tensión interne que resume le recours à l'inconcevable: à partir du récit des miracles mariaux, il prétend offrir à la méditation du pécheur une voie de salut individuel ouverte par l'intercession miséricordieuse de la Vierge; mais la valeur de cette possibilité de rédemption ne saurait étre appréciée a sa juste valeur, puisqu'elle est assimilable a la valeur du salut lui-même. Dans une certaine mesure, ce paradoxe derive de la nature de l'événement miraculeux lui-même: la manifestation du miracle obéit a des mécanismes que les récits du recueil, par leurs similitudes et leurs motifs récurrents, mettent en évidence, mais il demeure un fait absolument imprevisible, irreductible aux circonstances de son surgissement, directement issu de la volonté de Dieu, qui manifesté ainsi librement son amour pour l'intercesseur et pour l'humanité. Malgré son enracinement nécessaire dans le monde matériel, malgré la multitude de témoignages et de preuves avances pour l'attester, malgré l'effort rhétorique du récit pour le rendre accessible à l'imagination, le miracle reste inconcevable dans son essence. Le texte longe et prolonge seulement le sillón que le miracle trace dans le monde. Même le miracle quotidien de la messe, que les nomines sollicitent et que la liturgie semble rendre previsible, échappe a l'entendement humain dans ses significations ultimes :

Lo que quemava tanto del incienso molido,

que non vedién del fumo al bispo revestido,

muestra que es la missa oficio tan complido

que saber no lo puede   ningún omne nacido.

 

Quanto podién estonces   al obispo veer,

tanto podrié nul omne   nin asmar nin saber;

la virtud de la missa  quánto puede valer

no lo dio Dios a omne   esto a entender.                                                   (Sacrificio, 120-121)

Le recours au lieu commun de l'inconcevable joue ici comme une limite que se donne à lui-même l'exposé doctrinal, comme pour garantir son orthodoxie. Or, la limite du discours sur la doctrine est donnée par la doctrine elle-même: l'invisibilité du prétre de la loi ancienne, due à la fumée de l'encens qu'il faisait bruler dans le Saint des Saints, est interpreté par Berceo comme une prefigura­ron matérielle du mystére spirituel de la messe. De même que dans les Loores ou les Milagros, la déclaration de l'inconcevable ou de l'indicible semble dériver d'une tensión deja présente dans l'objet du discours. Les vertus de la Vierge, les miracles ou la messe s'expriment pour le chrétien par un processus de manifestation, d'incarnation, de visibilité liturgique, mais ce qui fonde leur caractére sacre est qu'ils nes'épuisent pas dans le spectacle qu'ils offrent et se réservent une part d'invisibilité, symbole et condition de leur transcendance16. L'effet produit est de suggérer un monde surnaturel par le geste même qui en interdit l'accés17.

Parallélement a l'expression de l'indicible universel ou de l'inconcevable, les textes proposent un registre voisin, qui met en cause directement le langage lui-même. Ce qui est frappant, en outre, dans ces manifestations du lieu commun est qu'elles s'expriment chez différents auteurs par des formules tres proches :

quales eran las gentes   quales las proçessiones,

non lo sabrién dezir loquelle nin sermones.                                             (Alexandre, 1538 cd)
 

fazién tan grandes gozos   e tan grandes missiones,

que non podrían contarlas   loqüelas ni sermones.                                        (Apolonio, 558 d)

 

non dizrién el adobo   loquele nec sermones.                                     (Santo Domingo, 232 d)

 

non las podrié contar  palabras nin sermones.                                              (Santa Oria, 27 d

Les contextes sont divers, mais l'objet de l'indicible est toujours la magnificence d'un spectacle, qu'il releve de célébrations humaines (Alexandre, Apolonio) ou de visions surnaturelles (Santo Domingo, Santa Oria). Le lieu commun est a envisager ici dans son sens le plus strict, puisque ces oeuvres du mester de clerecía partagent non seulement un procede, mais aussi une formule qui ne subit que de tres faibles variations. Cette formule, reproduite directement en latin dans Santo Domingo, comme pour marquer l'emprunt, provient directement des Psaumes 18. Le psaume en question développe l'image du monde naturel comme langage qui parle de Dieu et donne à voir sa puissance, langage direct et efficace, sans commune mesure avec les mots humains. Par cette référence, si l'on veut bien admettre que l'esprit du psaume résonne encoré dans la citation ponctuelle qui en est faite, les poètes mettent donc en cause une incapacité intrinseque du langage humain a restituer l'essence des choses. Cette lecture est plus nette chez Berceo qui, par l'emploi de cette formule, caractérise l'indicible d'une expérience spirituelle dans laquelle Dieu révèle un message. La matiére des mots que pratiquent les hommes ne saurait se plier à l'expression de la magnificence dans les cas mentionnés.

Cependant, à cette lecture evidente peut se superposer une lecture implicite, qui resulte d'un effet pervers de la citation du psaume. Le dernier hémistiche, qui calque l'expression latine — et la reproduit même telle quelle dans l'occurrence de Santo Domingo —, semble suggérer que les discours en question sont précisément des discours en latin. Ces vers énonceraient alors que la magnificence ne saurait étre exprimée, même par un discours en latin. Cette interprétation est corroborée par d'autres affirmations, par exemple chez Berceo :

Señores, la fazienda   del confessor onrrado,

no la podrié contar  nin romanz' nin dictado                                          (San Millán, 362)

Ici, le discours latin (« dictado ») et le discours vernaculaire (« romanz ») sont consideres tout aussi incapables l'un que l'autre d'exprimer les hauts faits du saint. Or, pour Berceo aussi bien que pour les autres poètes du mester de clerecía, le « dictado », c'est avant tout la source latine qu'ils adaptent en román et qui constitue en même temps pour le texte une garantie de véracité, une auctoritas. L'indicible a pour effet de niveler les différences entre I'oeuvre vernaculaire et son modele latin : il les place symboliquement sur un pied d'égalité, ce qui tend a relativiser leur autorité.

 

 

 

Indicible et auctoritas

 

Comme nous l'avons remarqué dans les expressions de l'incomparable et de l'inouï, le lieu commun s'appuie parfois sur un précédent ou un modele prestigieux. On retrouve une structure analogue dans certains recours à l'indicible, mais avec deux différences importantes. D'une part, le modele prestigieux est convoqué pour une qualité particuliére : l'autorité de sa parole, qui se trouve rapportée à Vénonciation du poète. D'autre part, au lieu de souligner l'exceílence de cette parole, le poète la declare aussi inefficace que la sienne. Le modele autorisé, qui servait à déclarer un objet inou'í, qui était éventuellement aussi ohjet (4) de l'indicible, incarne ici le sujet (2) de l'indicible. Ainsi, par exemple, l'auteur de Y Alexandre, se sentant incapable de décrire la beauté de la reine Talestris, nous dit qu'Orphée lui-même n'y serait pas parvenú:

De la su fermosura  non quiero más contar,

temo de voluntad  fer alguno pecar;

los sus enseñamientos   non los sabría fablar

Orfeus el que fizo   los árbores cantar.                                                       (Alexandre, 1879)

Berceo, dans un esprit analogue, fait diré au naufragé miraculé du miracle XXH, que le drap prodigieux de la Vierge qui l'a sauvé de la noyade ne saurait étre décrit par aucune autorité, aussi prestigieuse soitelíe :

Tantas son sus mercedes, tantas sus caridades,

tantas las sus virtudes, tantas las sus vondades,

que non las contarién   obispos nin abades,

nin las podrién asmar   reïs nin potestades.                                                     (Milagros, 614)

En relation directe avec son propre travail d'écriture, il declare aussi qu'aucun auteur, même beaucoup plus talentueux que lui, ne saurait produire un récit qui embrasserait les miracles posthumes de saint Emilien :

qe non podrié contarlos   de mí mucho mejor.                                         (San Millán, 315 d)

Dans ce cas, on ne peut s'empécher de penser que Berceo vise indirectement Braulius, l'auteur de sa source latine qui, lui aussi, a entrepris de consigner les miracles. Le poète a ainsi conscience que les auteurs de ses sources, quel que soit leur prestige, ont vis-à-vis des événements sacres le même rapport indirect, qui est celui que leur impose la reconstruction des faits par le langage19. Par conséquent, le récit que fournit la source est par nature incomplet et imparfait. II est dit de saint Dominique :

que fiço más de bienes   que non diz la leyenda                              (Santo Domingo, 375 b)

A l'extréme rigueur, c'est le saint lui-même qui serait l'auctor ideal de son hagiographie. Le texte semble insinuer qu'il faudrait étre saint soi-même pour produire des mots capables d'exprimer la sainteté 20.

De façon encoré plus nette, le poète de l'Alexandre justifie certaines insuffisances ou imperfections de son récit en évacuant sa responsabilité personnelle. II déclarait hardiment dès la cinquième strophe que, s'il parvenait à terminer son ceuvre, il se considérerait comme un écrivain assez honorable (« non mal escrivano »). Alors qu'il ne sait dénombrer les soldats de l'armée de Darius, il considere que même dix écrivains comme lui ne sauraient mener à bien ce décompte :

non vos podrién dar cuenta   tales diez escrivanos.                                   (Alexandre, 871 d)

Ailleurs, il n'hésite pas à se justifier en nommant l'auteur de sa source, Gautier de Chátillon, et en affirmant que c'est lui qui, en premier lieu, s'est montré incapable de restituer toutes les beautés de Babylone, proprement indicibles:

Que todas sus noblezas   vos queramos dezir,

antes podrién tres días   e tres noches torçir,

ca Galter non las pudo,   maguer quiso, complir,

yo contra él non quiero,   nin podría, venir.                                          (Alexandre, 1501)

Le poète dit que son prédécesseur a échoué avant lui dans cette entreprise et qu'il ne saurait prétendre faire mieux que lui. Cependant, on peut sans doute déceler quelque ironie dans cette révérence obsequíeme envers l'autorité de Gautier. Alors que ce dernier a voulu décrire Babylone sans y parvenir (« non [...] pudo, maguer quiso »), le poète castillan, pour sa part, reconnait d'emblée l'impossibilité de la tache et renonce sagement à la mener à bien, se montrant ainsi conscient de ses propres limites (« non quiero nin podría »). II evite par la même de subir un échec. En revanche, plus loin dans la narration, il franchit un pas supplémentaire en déclarant qu'il veut raconter ce que la source a omis et prendre ainsi le relais de la narration :

Pero Galter, el bueno   en su versificar,

sediá ende cansado  e queriá destajar,

dexó de la materia   mucho en es logar;

quando lo él dexó,   quiérolo yo contar.                                                (Alexandre, 2098)

Amaia Arizaleta montre comment, átravers cette déclaration, s'exprime l'assurance d'un poète qui est presque parvenú à la fin de son travail d'adaptation21. II est vrai qu'il ose parler en son propre nom, qu'il assume ouvertement le récit a venir et qu'il se garde bien de mentionner qu'il va suivre alors une autre source, la Historia de Preliis. Mais il est frappant de remarquer que cette affirmation d'une légitimité personnelle a diré se fait a l'encontre de la figure de Gautier. Le poète n'a aucun scrupule a congédier «le bon Gautier » et a expliquer son silence par le lieu commun d'une fatigue de copiste, qu'en toute logique on ne saurait sans raillerie appliquer a quelqu'un d'autre que soi-même. Par ailleurs, dans ce dernier exemple, ce n'est plus exactement l'indicible qui explique la lacune de la source, mais plutôt une circonstance liée à l'énonciation de son auteur 22. Ce qui est expressément reproché a la source, c'est d'avoir négligé de diré. Comme Ana Diz l'a montré pour les Milagros de Berceo 23, le poète a tout intérét à invoquer l'autorité de la source pour pointer du doigt les informations que, précisément, elle ne fournit pas. Parmi de nombreux exemples :

— non leemos su nombre, non vos lo sé dezir —                            (Alexandre, 2164 b)
 

Cuntió grand negligencia  a los que lo sopieron,

el logar do estido, que no lo escrivieron                                     (Santo Domingo, 71 ab)
 

El nombre de la madre  dezir non lo sabría

como non fue escrito  no lo devinaría                                           (Santo Domingo, 8 ab)

 

el logar no lo leo,   decir no lo sabría                                                      (Milagros, 76 b)

Ce procédé qui consiste a souligner le non-dit, fréquent chez tous les poètes du mester de clerecía, a pour effet de relativiser l'autorité de la source sous couvert de l'allégeance formelle qui lui est prétée 24. Dans le même mouvement, il renforce la légitimité d'énonciation du discours vernaculaire.

De même que l'indicible, lorsqu'il s'assimile a l'ineffable ou à l'inconcevable, annule la distance qui separe l'oeuvre vernaculaire de sa source latine en termes d'autorité, le nondit de la source, instamment mis en évidence par l'oeuvre ver­naculaire, ouvre un espace que celle-ci peut s'approprier pour y construiré les fondements de sapropre autorité. Dans les deux cas, c'est le texte qui instaure un silence pour qu'en découle une parole nouvelle.

 

 

 

Pour l'intégration du lieu commun à la logique des discours

 

Plutôt que d'apporter une conclusión sur les formes et les fonctions du lieu commun de l'indicible (et de l'incomparable), pour lesquelles nous n'avons fait qu'ébaucher quelques perspectives d'étude, nous tenons à souligner la nécessité d'intégrer cette analyse dans une approche globale des récits et des argumentations. S'il se réduit parfois a une fonction ornementale, le lieu commun répond le plus souvent a une logique qui accompagne l'ensemble du discours. Nous ne donnerons que trois exemples, alors que tous les textes du mester nous paraissent susciter ce type d'approche.

On pourrait montrer ainsi comment, dans le Libro de Alexandre, le schéma d'ensemble du récit repose sur l'idée d'un destín inouï et incomparable, puis-qu'Alexandre se définit comme un conquérant constamment insatisfait. Dans la conquéte de territoires aussi bien que dans l'exploration des secrets de la nature, qui renvoient a l'indicible, Alexandre est caractérisé par l'orgueil (soberbia) et la démesure qui seront la cause de sa perte. Mais en même temps, au service de l'incomparable et en conjuration de l'indicible, un salut paradoxal lui est assuré par la postérité éternelle.

Dans le Libro de Apolonio, le déclencheur du récit est l'inceste, c'est-a-dire l'innommable. Le poète lui-même, retenu par une pudeur toute cléricale, n'ose pas prononcer le mot (5). Cette honte avouée est aussi celle qu'éprouvent les personnages, en particulier Apolonio qui subit une perte d'identité a mesure qu'il est dépouillé, au fil de ses mésaventures, des signes extérieurs qui témoignent de son rang. L'indicible du danger de l'inceste l'a contaminé au point qu'il declare avoir perdu son nom (172). Le nom est l'ancrage de l'identité: il signifie a la fois un rang social (dont le signe est la cortesía), un renom (fondé sur la maestría) et le seul bien que devront exhiber les personnages pour finalement se reconnaítre. Les énigmes, qui à la fois occultent et révélent les noms, sont les épreuves qui permettent de dépasser l'indicible et de reconstruiré l'identité. 

Dans Santa Oria, la tensión entre l'indicible et la circulation de la parole est proprement fondatrice du texte. Le poéme hagiographique derive d'une source qu'il convoque sans cesse comme son origine, le texte de Munius, confesseur de la sainte, qui a recueilli de sa bouche le récit de ses visions. Or, la sainte se caractérise par une rétention de la parole : elle vit emmurée et son corps, prisonnier d'une cellule, est lui-même une prison pour la parole. L'incomparable et l'indicible caractérisent le contenu de ses visions, mais la Iégitimité de la parole pose un probléme plus radical qui est celui des conditions mêmes de sa transmission, de la sainte au texte écrit.

Dans tous les cas, l'indicible n'est pas une impasse du discours, mais bien un ressort de son énonciation, éventuellement mis en abyme dans le récit qu'il produit. Il est ce lieu de l'origine oblitérée, dont tout écrivain medieval est en quête et « qu'il occupe sans le voir [...], tournant ainsi a distance autour d'un centre obscur, continuellement déplacé en image, mais jamáis atteint comme tel du regard »25.

 

 

 

 

 NOTAS

 

1 Nous désignons par cette expression, discutable en elle-même mais consacrée par l'usage, le corpus des textes suivants, datant tous du XIIIe siécle : le Libro de Alexandre (cité dans l'édition de J. Cañas, Madrid, Cátedra, 1988), le Libro de Apolonio (éd. D. Corbella, Madrid, Cátedra, 1992), le Poema de Fernán González (éd. J. Victorio, Madrid, Cátedra, 1990) et les oeuvres completes de G, de Berceo (Obra completa, coord. I. Uría, Madrid, Espasa Calpe-Gobierno de la Rioja, 1992). C'est aussi le corpus que retient I. Uría dans son récent Panorama crítico del mester de clerecía, Madrid, Castalia, 2000.

2 Pourtant, une strophe célebre de Berceo a fait jadis l'objet d'une retentissante polémique entre l'allemand E.R. Curtius et D. Alonso: « Avernos en el prólogo nos mucho detardado, / sigamos la estoria, esto es aguisado; / los días son non grandes anochezrá privado, / escrivir en tiniebra es un mester pesado », (Santa Oria, 10). Alonso avait interpreté cette strophe au pied de la lettre et imaginé le poète dans le scriptorium du monastére de San Millán, une aprés-midi de novembre, se hâtant d'écrire son poéme avant la tombée de la nuit. Or Curtius, dans son oeuvre tres érudite La littérature européenne et Moyen Âge latin parue en 1948 (éd. française: Paris, P.U.F., 1956), qui recherche l'unité profonde de la productíon littéraire occidentale dans la cartographie de ses topoi, sígnale de nombreux cas similaires d'évocation de la nuit qui tombe pour clore l'oeuvre littéraire et considere qu'ils constituent un lieu commun (« Topique de la conclusión », p. 162-166). Au biographisme de D. Alonso, il oppose une approche historique extensive qui atteste la récurrence du procede littéraire sur le long terme, chez des auteurs tres différents entre eux. D. Alonso (« Berceo y los 'topoi' », dans De los siglos oscuros al de Oro, Madrid, Gredos, 1958, p.74-85), tout en maintenant son interprétation biographique, replique que la strophe concernée est davantage une strophe d'ouverture que de clóture, et qu'il est vain d'étudier les lieux communs en eux-mêmes si on ne les rapporte pas à l'individualité des oeuvres. Pour l'exposition détaillée de cette polémíque et son dépassement, voir P.A. Cherchi, « Tradition and Topoi in Medieval Literature », Critical Inquiry, 1976, p. 281-294. Depuis lors, une des seules études spécifiquement consacrées aux lieux communs dans le mester de clerecía est celle de M.E. García Jiménez: « Un compendio de tópicos elegiacos: el Duelo de Berceo », Berceo, 125, 1993, p. 33-50.

3 R. Dragonetti, Lé mirage des sources. L'art du faux dans le román médiéval, Paris, Le Seuil, 1987, p. 41.

4 Le lieu commun de l'indicible n'a pas fait l'objet d'une étude particuliére au mester de clerecía. Pour nourrir notre approche, nous sommes donc parti d'études menées sur d'autres textes, en particulier sur l'oeuvre de Dante, qui semble avoir suscité une tres importante bibliographie. Outre les articles récents de G. Ledda, cites plus bas, nous signalons: B. Apfelbaum, « Dante's Self Exegesis in Convivio II: The Poetics of the Ineffable », Forum italicum, 12,1978, p. 11-25, et Ch.B. Beall,« Dante and His Reader », Forum italicum, 13, 1979, p. 299-343.

5 G. Ledda, « Tópoi dell'indicibilitá e metaforismi nella Commedia », Strumenti critici, 12-1, 1997, p. 118, et « L'impossibile convenientia : tópica dell'indicibilitá e retorica dell'aptum in Dante », Lingua estile, 34-3,1999, p. 449-450. Nous reformulons quelque peu l'exposition des traits de la définition selon la logique de notre propos.

6 Par exemple, à propos de la tour de Babel: « fizieron una torre, —non vos cuido fallir— / non ha quien la pudiesse mesurar nin medir » (Alexandre, 1505 cd).

7 Dans les Milagros, sont appliquées à la Vierge les métaphores du puits (583 d) ou du fleuve inépuisable: «tan grand es eras como eri, e non es más vazío » (584 c).

8 On peut penser à l'épisode de l'Apolonio (392-432) où Tarsiana, devenue esclave, est vendue aux enchéres à un souteneur qui, à son tour, se propose de vendré sa virginité. Le roi Antinágoras se présente, mais la jeune filie, grâce à une argumentation fondée sur les acceptions morales de la valeur («tú me val», 402 d;« omne eres deprecio », 409 c) saura le convaincre de l'épargner, préservant ainsi l'inestimable. De façon analogue, chez Berceo,« La dette payée », miracle XXIII des Milagros, met en scéne la confrontation de diverses valeurs qui, tout en s'exprimant selon une seule terminologie, se distinguent nettement (valeur marchande, valeur sociale et valeur religieuse). Voir A. Diz, Historia de certidumbre: los « Milagros » de Berceo, Newark, Juan de la Cuesta, 1995, p. 140-151.

9 Plus tard, Alexandre est également assocíé à Ulysse, parangon du héros errant qui a bravé de múltiples dangers (2304).

10  D'autres références a Alexandre apparaissent aux strophes 276 (pour une comparaison du même type) et 354.

11   Dans une littérature fondée sur les lieux communs, le nom propre offre un contrepoint, puisqu'íl instaure une individualisation: il motive l'insertion du lieu commun et favorise son renouvellement. Voir M. Mikhailova, « Le sujet et le nom dans un discours fondé sur les topoí », dans Lieux communs, topoï, stéréotypes, clichés, dir. Chr. Plantin, París, Kimé, 1993, p. 70-79. En outre, dans le cas particulier de l'indicible, le nom propre fonctionne souvent comme le point d'ancrage du discours, comme un support et un repére d'une énonciation qui risque sans cesse de se dissoudre dans la contradiction. Le nom propre est ce qui se laisse diré le plus absolument. Chez Berceo, les développements, parfoís tres longs, consacrés aux noms de la Vierge, répondent peut-etre avant tout a un souci de conjurer l'indicible. Dans le prologue des Milagros, le poète donne l'illusion que la Vierge perd le caractére indicible que lui attribuent d'autres évocatíons. Non seulement elle recoit une longue liste de noms, dont la plupart renvoient aux prophéties de l'Ancien Testament, mais il est dit qu'elle peut accueillir n'importe quel nom: « Non es nomne ninguno que bien derecho venga / que en alguna guisa a Ella non avenga; / non ha tal raíz en Ella no lo tenga, / nin Sancho nin Domingo nin Sancha ni Domenga » (38). La Vierge apparaît donc, a Popposc de l'indicible, a la fois comme le support et la source de toute parole.

12  Voir G. Ledda, « L'impossibile convenientia... », op. cit., notamment p. 455-461.

13  Le fait que, dans les occurrences relevées, les objets qui excédent les capacites langagiére; de l'homme soient essentiellement des réalités sacrées renvoie a la définition même di sacre comme sphére séparée du monde quotidien et en même temps dispensateur d'un nouvel ordre universeí.

14   Nous avons déjà rencontré l'inconcevable (également exprimé par la négation du verbe « asmar ») dans les exemples relevant de l'indicible quantitatif (l'incalculable ou l'inestimable). Ici, il s'applique avant tout à la qualité de la chose.

15   Sans doute cette idée de surenchère se trouve-t-elle au centre des lieux communs de l'inouï et de l'indicible: pour exprimer qu'une chose est incomparable a toute autre ou qu'elle est inexprimable sans tomber dans la puré contradiction, il est nécessaire de proceder par dépassement, débordement, surenchére. A cet égard, nous trouvons tres stimulante l'analyse du terme polysémíque de «sorplus » dans la littérature françaíse médiévale que propose M. Perret,« Le sorplus ou l'indicible étreinte », dans L'indicible et ses marques dans l'énonciation, dir. J.-J. Franckel et Cl. Normand, Nanterre, Université Paris X, 1998, p. 71- 85.

16   Voir A. Boureau, Le miracle sans fin. Récit et christianisme au Mayen Âge, Paris, Le Seuil, 1993, notamment p. 39 sq.

17  Ce monde surnaturel inconcevable et indicible n'est pas seulement celui des réalités celestes, mais aussi, dans une moindre mesure, le monde diabolique. Dans le miracle XX des Milagros, « Le moine ivre », l'apparition du démon sous la forme d'un lion motive le recours au lieu commun: « que trayé tan fereza que non serié asmada » (473d). Bien que le diable se manifesté sous l'apparence d'une créature natureíle, sa férocité est inconcevable, ce qui suggére en même temps son caractére surnaturel. L'inconcevable implique l'indicible mais il est paradoxalement ici un supplément d'expressivité donné á la visión et au discours qui la relate : le lion est plus qu'un lion ; le discours, s'il est coupé à la racine par l'inconcevable, dans sa tentative de décrire un événement d'ici-bas sera plutôt, indirectement, un discours sur l'au-delà.

18  Psaume XVIII (Vulgate):« Laus Dei creatoris et legislatoris ». Le texte dit: « Dies diei eructat verbum, / Et nox nocti indicat scientiam. / Non sunt loquelae, neque sermones,/ Quorum non audiantur voces eorum » (3-4).

19  Pour cette absence d'équivalence entre le langage et la vérité dans l'écriture de clergie en « román », voir P. Zumthor, La lettre et la voix. De la «littérature» médiévale, Paris,Le Seuil, 1987, p. 299-302.

20   Nous relevons le motif (ou lieu commun ?) selon lequel il faut avoir éprouvé soi-même les difficultés rencontrées par le saint pour pouvoir les concevoir et les diré De la sue santa vida ¿ quí vos podrié dezir ? / no la podrié nul omne asmar nin comedir, / non es qui la podiesse quál era percebir, / fuera qui la podiesse en sí misme sofrir » (San Millán, 55). La même idee est exprimée dans Santo Domingo, 74. Appliquée à d'autres objets inconcevables, indicibles ou incroyables, elle est déjá présente dans l'Alexandre (307, 1525,1962- 1963, 2260- 2261).

21  A. Arizaleta, La translation d'Alexandre. Recherches sur les structures et les significations du « Libro de Alexandre », Paris, Klincksieck, 1999, p. 98-99.

22  Pourtant, la « fatigue » de Gautier pourrait aussi désigner, assez perfidement, son incapacité à diré. Si indicible il y a, il serait de nature proprement extrinséque : il ne saurait revenir qu'á un défaut personnel de Gautier et non à une insuffisance propre au langage, puisque le poète castillan, quant à lui, se sent capable de raconter à sa place.

23  A. Diz, op. cit., p. 213-215.

24   Ce n'est pas un hasard si les non-dits que l'oeuvre vernaculaire souligne dans la source sont le plus souvent des noms propres. D'une part, cette spécificité répond à la logique du témoignage et de l'archive que s'assigne le discours dans certains contextes (lorsqu'il s'agit de collecter les circonstances de miracles, par exemple) ; d'autre part, comme nous l'avons vu, le nom propre joue comme un contrepoint de l'indicible.

25 R. Dragonetti, op. cit, p. 34.

 

 

Vista panorámica de la plaza e iglesia de Martin Muñoz de las Posadas en Segovia desde los arcos de granito del Exmo. Ayuntamiento.

 
 

L'ORIGINE OBLITÉRÉE DU DISCOURS.

LE LIEU COMMUN DE L'INDICIBLE DANS LE MESTER DE CLERECÍA

 

Pandora: revue d'etudes hispaniques, ISSN 1632-0514, Nº. 1, 2001, págs. 47-68

 

Olivier BIAGGINI
Université Paris III