Canecillo del ábside románico de la iglesia de Torme, Burgos.

 

 

 

 

 

     Dans l'Enciclopedia Espasa, qu'il est tout indiqué de consulter quand il s'agit de l'Espagne, j'avoue être tombé en arret devant ce jugement porté sur Berceo:

... Debe ser considerado más bien como un poeta inculto que artificioso : pero dentro de su rusticidad y desaliño y, sobre todo, de su falta de malicia literaria, resplandece con todos los atavíos de la inspiración lejana exenta de convencionalismos y de ficciones...

« Inculto... rusticidad... desaliño... falta de malicia literaria... », voilà ce qui caractériserait l'auteur de la Vida de Santo Domingo de Silos. Je me serais done bien trompé quand j'essayais de faire ressortir la valeur, le relief, l'humour de ce poète, dans un article que voulut bien accueillir la Revista de Filología española en 1922 (L'expression dans Gonzalo de Berceo). Je demande pourtant la permission d'insister en découpant tout simplement un petit épisode de cette biographie versifiée, ou Berceo raconte un des miracles de saint Dominique, un joli miracle, joliment raconté, et d'une jolie actualité. II tient en huit strophes, y compris le préambule (376-383). Je renvoie à I'édition Fitz-Gerald, ou à celle de la B. A. E., dans laquelle Janer suit et corrige au besoin Tomás Antonio Sánchez, ou à celle de la collection Bouret, et je traduis, aussi fìdèlement et simplement que je puis (donec corrigatur); voir aussi Revue hispanique, octobre 1915, p. 83 :

Une autre fois, il eut un geste de grande courtoisie. Si vous vouliez m'écouter, je vous conterais bien cela. A ce qu'il me semble, je ne vous retiendrais guère, et vous ne mangeriez pas plus froid votre repas.

L'excellent- homme avait un bon jardín. Ce jardín était bien peuplé de bons poireaux. Des malfaiteurs du pays, mus par l'idée du mal, vinrent pour les voler, alors que le pays était au repos.

Toute une nuit, jusqu'au jour, ils creusèrent dans le jardín du saínt monastere; mais ils ne purent arracher ni poireau ni panais1; ils ne firent que labourer ce qui était en jachère.

Le maître, de grand matin, fit venir les portiers : « Mes frères, dit-il, sachez que nous avons des ouvriers ; ils ont creusé le jardín, soyez-en sûrs. Veillez à ce qu'ils mangent et touchent leur paie. »

Le saint confesseur alla les trouver au jardín : « Mes amis, dit-il, vous avez fait de bonne besogne. Que Dieu, notre Seigneur, vous en sache gré ! Venez, vous mangerez dans notre réfectoire. »

Grande honte eurent alors les manoeuvres. Us tombèrent à ses pieds, jetant leurs outils. « Grâce, Seigneur, dirent-ils, pour l'amour de Dieu, par-donnez-nous ! Nous sommes bien fautifs à bien des égards. »

Le saint père leur dit : « Mes amis, n'en doutez pas, pour cette fois vous serez pardonnés. Pour la peine que vous avez prise, vous aurez votre salaire. Mais, de telles veillées, n'en faites pas trop souvent! »

On les rassasia, et ils s'en retournèrent d'où ils étaient venus. Jamáis ils n'oublièrent la frayeur qu'ils eurent. Tous ceux qui connurent cette histoire la tinrent pour un fait extraordinaire. Un homme aussi ponderé, jamáis ils ne l'avaient vu, disaient-ils.

S'il y a des marques de cette rusticité dont Sánchez a relevé (B. A, E., p. xxiii) quelques exemples, elles sont évidemment voulues ; mais que ce soit inculte, négligé, dépourvu de « malice littéraire », je n'aipas besoin d'insister pour qu'on s'en rende compte. Rien de plus fin, au contraire. Cette façón de poser le personnage, qui vient tranquillement surprendre les malfaiteurs, alors que les portiers ne s'étaient apercus de rien, et leur fait donner le repas et l'argent qu'ils ont bien gagné, après tout, puisqu'ils n'ont fait que de bon travail, en dépit de leurs mauvaises intentions ! Et avec cela, le bon conseil qu'il leur donne ! « Gran cortesía », comme dit le poète. Le saint s'est conduit en homme bien elevé, noblement, faisant une bonne et sans doute utile lecçn à ces maraudeurs, qui, c'est là le miracle, croyant voler, ont bêché toute la nuit la terre des bons moines.

Ce trait remarquable et bien espagnol de courtoisie, Gonzalo, comme l'a noté Fitz-Gerald (p. xlviii et lviii), ne l'a pas emprunté à sa sourcé habituelle, Grimald, tel que le reproduit Vergara, et tel, j'ai vérifié, que nous le lisons dans les Acta Sanctorum Ordinis S. Benedicti in saeculorum classes distributa, Saeculum VI... Pars secunda... MDCCI2, p. 293. II a pu le trouver ailleurs, puisque, dans les Observationes praeviae mises en tête de cette Vita Sancti Dominici Abbatis Exiliensis, on signale deux livres contenant l'un cinquante-neuf, l'autre cinquante-cinq miracles attribués au même saint, plus un recueil anonyme dont parle Yepez et qui contient quarante miracles. Mais n'y aurait-il pas là une histoire que l'on se répétait autour du couvent, ne fût-ce que pour inspirer aux amateurs de légumes bénédictins un respect salutaire? Miracle, assurément, puisque les voleurs n'ont pu faire ce qu'ils voulaient et ont fait ce pour quoi ils n'étaient pas venus; mais surtout hazaña, comme dit le poète, beau trait à l'actif du saint abbé, dont l'attitude provoque l'admiration.

Ne sont-elles pas charmantes aussi, de simplicité comme de bonheur dans l'expression, ces dix-neuf coplas (444-462) inspirées de Grimald, ainsi que l'a indiqué Fitz-Gerald (p. xlix), qui « nous racontent l'histoire de la famine au monastère de Silos et l'envoi de victuailles par le roi »?

Coytauan se los Monges de estraña mañera,

que non auia en casa farina nin ceuera,

nin pan que lis cumpliesse una noche señera,

nolos cabia la claustra maguera larga era.

Que notre poète cherche l'expression vigoureuse, vivante, vulgaire au besoin, d'accord. II suffirait de comparer avec le texte de Grimald le passage où il parle de la façon dont le nouvel abbé de Silos employait son temps :

Las noches e los dias lazraua el barón,

los dias emporcaçando, las noches en oración,

confirmaua sus fradres, tenialis bien lección,

a grandos e a chicos daua egual raçión. (Str. 217.)

... nec ullo modo suis aliquibus intentus commodis omnium utilitatibus inseruiebat, operibusque manuum imitans Paulum apostolum, indesinenter insistebat... panem otiosus non comedebat, intelligensque, monente sacra Scriptura, semper orandum esse... (Grimald, p. 304-5.)

On voit la différence de ton et d'esprit entre le clerc qui écrit pour un auditoire qu'il convient de retenir, d'amuser même par quelques saillies, et le moine qui consignait en une prose soignée les acta du bienheureux confesseur.

Je crois qu'on peut s'en rapporter à Menéndez Pelayo quand il admire chez Berceo (Antología, t. II, p. lviii) « el realismo de la narración, el suave candor del estilo, no exento de cierta socarronería e inocente malicia que ha sido siempre muy castellana y que se encuentra hasta en las obras más devotas y en los autores más ascéticos, la mezcla no desagradable de lo monacal y lo popular... ».

Est-il excessif d'entrevoir dans ces rigides quatrains monorimes la verve, l'humour et la bonne humeur de Juan Ruiz? La marche compassée qu'imposait ce mester de clerecía, très probablement importé de France3, n'empêchait pas la malice de passer à travers mailles, d'autant plus plaisante qu'il fallait se tenir plus raide.

Cette tendance au réalisme expressif, nous la trouvons dans le « Poème moral », écrit dans le nord de la France, d'après la même technique, une quarantaine d'années plus tót4. Comme exemple, j'en citerai un passage mis en français moderne et en prose par R. Bossuat (il s'agit du moine égyptien Moïse) :

Quand Moïse eut orienté sa vie vers Dieu, il revétit la robe lâche des moines. II ne mangeait plus de saumon en poivrade et n'engraissa plus du cou ni du ventre.

II n'avait plus la peau délicate et vermeille, son ventre ne lui tombait plus sur les genoux. En ce temps-là, le jeûne ne faisait pas grossir. Mais aujour-d'hui, ce n'est pas étonnant, toutest changé.

Avant de se faire moine, il était gros et gras, mais il eut vite fait de maigrir 5...

La verve wallonne est peut-être plus caustique; mais n'est-ce pas déjà la note du poète qui, né sur la frontiére de Castille et de Navarre, chanta, sous Ferdinand le Saint, la vie du réformateur de Silos?

On peut bien supposer que le ton sur lequel le bon clerc débite ses quatrains, si différent de celui de Grimald (qui, d'ailleurs, n'est pas tellement compassé, mais ne se détend guère), était imposé par le besoin de concurrencer les jongleurs. Ceux-ci, dès que le fìdèle sortait des emprises de l'église ou du couvent, le captivaient par leurs légendes, leur musique, leurs bons tours. L'auteur du Poème moral montre assez son animosité à leur égard 6. Gonzalo, qui lisait ses strophes, étrangement rythmées pour des Espagnols, devant un auditoire de gens plutót cultives (dans une dépendance de l'église, dans un réfectoire de couvent, qui sait?), était, lui aussi, tenu de mettre un peu de sel dans son récit, pour se concilier l'attention et la patience, conjurer la somnolence.

Une autre bonne histoire, mais celle-là est esquissée dans Grimald, c'est l'escroquerie à la charité que tentent des pèlerins (il n'en passait probablement pas que d'honnêtes, sur la route de Compostelle) aux dépens du bon abbé. Ils mettent en lieu sûr tous leurs effets et se présentent en lui demandant quelques pièces de rechange. Le saint se retient de rire, car il a compris ; mais il leur dit qu'il leur donnera cela de bon coeur, car c'est un devoir pour lui. Pendant qu'ils mangeaient, il envoie chercher les vêtements là où ils se trouvaient, et il les leur distribue : il y avait, comme de juste, juste le compte. Ceux qui étaient au courant avaient peine à ne pas rire. Les pèlerins sortirent; sur la route, ils s'interpellaient : « Mais c'est ma tunique! », disait l'un; « mais c'est raon capuchón! », disait l'autre. Quand ils se furent bien inspectés les uns les autrès, ils virent qu'ils n'avaient rien gagné du tout. Les habits qu'ils avaient en venant, ce sont ceux-là qu'ils emportèrent. Jamáis plus au bon Père ils ne s'essayèrent (str. 479-484).

Berceo ne servait pas à ses auditeurs que de bonnes histoires. Comme l'auteur du Tractado de la Doctrina7, Pedro de Veragüe, qui veut former l'âme de l'enfant,

Esto pensé ordenar,

Para el ninno administrar,

Porque es malo despulgar

El çamarro.

Cata moço, abre el ojo,

Y non vivas por antojo,

Si te picare el abrojo,

Escarmienta...

il veut donner de bons exemples, de bonnes lecons. II a même à cet égard des strophes bien frappées. En voici deux (470-471) qui lui ont été inspirées par les mêmes préoccupations :

Enseignez le Pater Noster à vos enfants ; recommandez-leur de le diré quand ils vont chercher la nourriture pour les bétes 8 ; mieux vaut, pour eux, diré cela que des plaisanteries ou des sottises ; car ces jeunes garçons aiment à parler de saletés9.

L'habitude que prend l'enfant dans le premier âge, ensuite il la garde comme un héritage; s'il prend, dès le debut, de bonnes manieres, cela ensuite devient bonté; c'est tout le contraire que fait le mauvais sujet, cela est bien vrai.

C'est ainsi que j'interprète; le passage n'est pas facile à traduire. Notons que tout ce sermón est du cru de Berceo ; il n'est pas, Fitz-Gerald nous en avertit, dans Grimald.

La rusticité est voulue ; de toute façon elle ne manque vraiment pas de finesse. C'est du bon réalisme, avec la jolie pointe d'humour paysanne et je crois aussi monastique. Le ton est extremêment attrayant. Ne voit-on pas l'auditoire écouter, le sourire aux lèvres, ce « poème moral » au rythme sévère, mais où l'expression est un agréable condiment à l'austérité du su jet traite?

Dans les Cantigas de Santa María, dont Alphonse X, une génération après celle de Berceo, devait constituer la splendide Anthologie, et dont beaucoup ont trait à des légendes analogues à celles qu'a exposées Berceo (notamment dans les Miraglos de Nuestra Señora10), il y avait un attrait particulier : la musique. Berceo n'avait que le rythme, ce rythme importé, net, tranchant, mais forcément fatigant à la longue. Sans l'humour, sans le sourire, il n'eût probablement pas retenu longtemps ses auditeurs.

A part la petite leçon adressée aux enfants mal eleves, Berceo ne s'adonne pas à l'exercice de la satire, et s'il fait de la morale, c'est sur un ton si agréable ! Rien de moróse, ni surtout de violent; rien qui annonce les moralistes du xviie siècle. II ne répréhende pas son public ; il ne vilipende pas son époque. Ge serait un bon modèle pour nos prédicateurs laiques d'aujourd'hui11...

 

 

 

NOTAS

 

1. Chirivía. En árabe, kariwija (cf. Meyer-Lübke, Rom. etym. Wörterbuch, 1935, n° 4678 a). En français, chervis? Mais le mot n'est pas courant aujourd'hui. Olivier de Serres, cité par Littré, distingue, en fait de « racines », « naveaux, pastonnades, carrotes, chervis ou giroulles »; il ne parle point de panais, peut-être précisément parce que pour lui c'est le chervis. Mgr Feghali, qui est Libanais, me confirme l'étymologie indiquée, mais me dit que le mot n'a pas un sens très précis en árabe. Dans ses Enmiendas al Diccionario de la Academia (1909), Miguel de Toro Gisbert conteste que la pastinaca soit la même chose que la ckirivia, « en fr. carvi ou chervts ». Déjà le Dicc, dit « de Autoridades » décrit la chirivía : « Planta semejante a la Pastinaca », celle-ci étant «lo mismo que Zanahoria ». Barcia : « Su raiz es de figura de huso, como los nabos... », ce qui se trouve dans la 6e éd. du Dicc. del'Académie (1822).

2 . Bibl. municipale de Bordeaux, 4, 1483 (9).

3.   Cf. Bull. hisp., 1942, p. 5.

4.   Cf. Bull. hisp., ibid., p. 11.

5.  « Classiques Larousse », La littérature morale au Moyen-Age, p. 60; str. 45-47 dans l'édition d'A. Bayot.

6.  Cf. L'introduction de Bayot, p. cxc-cxcii.

7.   B. A. E., t. LVII, p. 373 ; Revue hisp., 1906, XIV, p. 561.

8.   « Yendo por las pasturas. » On serait tenté de comprendre « quand ils errent dans les paturages ». Je crois pourtant que le sens est plutôt celui que j'indique.

9.   « Fablar muchas horruras. » On pourrait traduire aussi par « proférer beaucoup d'horreurs ». Sous le règne des Rois Catholiques, un Lucas Fernández nous montre Juan, un pasteur qui représente l'apôtre, accueilli par ses camarades avec le mot « hideputa » (cf. Bull. hisp., 1941, p. 11).

10.   Dans son excellent Prólogo aux Milagros de Nuestra Señora (« Lectura », 49), A. Solalinde precise que « exceptuando los milagros III, V, X, XI, XII y XXV, todos los demás de Berceo se narran también en las Cantigas ».

11.   En somme, Solalinde (Ibid., p. xii) a caractérisé très heureusement la maniere de Berceo : « Pero Berceo, a pesar de sus temas religiosos, de sus fuentes latinas y de su métrica precisa, no es un poeta erudito sino más bien un escritor que quiere popularizar estas leyendas entre sus oyentes y lectores, a los que continuamente se dirige, exhortándoles a seguirle en sus narraciones, que él transcribe al lenguaje del pueblo, al romance castellano, entendido por todos. Se esfuerza en que su estilo sea sencillo y su lengua clara y llena de comparaciones, frases y modos de decir inteligibles para sus conterráneos, desde los más cultos abades hasta los campesinos, y aún busca en el habla de los rústicos y en los quehaceres agrícolas sus sencillas imágenes retóricas. Su humorismo es rudo, sano, y nunca desperdicia la ocasión que sus fuentes le prestan para producir una sonrisa de inteligencia, aunque nunca brote, como de la lectura del Arcipreste, la franca risotada. » Ce jugement, qui méritait d'être transcrit ici, s'applique d'ailleurs à toute l'oeuvre de notre poète, et non pas seulement aux Milagros.

Le comte de Puymaigre, dans Les vieux auteurs castillans (1888), a défendu Gonzalo contre le jugement sévère de Bouterwek et de Sismondi. Son plaidoyer ne laisse d'ail­leurs point d'être moderé : « Gonzalo a des éclairs de poésie, il a des pensées, il a quelquefois du style ; ses vers sont écrits avec facilité, c'est pour son temps un versificarteur habile s'exprimant avec clarté, maniant sans trop de contrainte une langue indisciplinée, l'assouplissant dans un rythme assez ingrat. Lui donner ces éloges, ce n'est pas diré qu'on puisse le lire sans fatigue et sans ennui. Gonzalo manque d'invention... » J'ai pensé qu'on pouvait appuyer un peu, insister sur l'agrément au moins occasionnel que peut procurer plus d'une page de ce contemporain de Ferdinand le Saint.

Parmi les nombreux morceaux à déguster dans cette seule Vie de Santo Domingo de Silos, je recommande les strophes 200-207, qui contiennent le discours du roi au sujet du saint, qu'il propose de mettre à la tête du monastère de Silos.

 

 

 

 

 

 
 

 
 
 

 

L'HUMOUR DE BERCEO

 

 

 

GEORGES CIROT
 

Bulletin Hispanique.
Tome 44, N°2-4, 1942. pp. 160-165
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